La création d'une assiette : construction ou juxtaposition?
Cela fait déjà quelques temps que
j'ai envie de jeter quelques réflexions sur le sujet de la conception des assiettes en cuisine. Que ce soit
au niveau des professionnels comme des amateurs, j'ai remarqué que deux groupes
distincts se démarquent dans une cuisine qui se veut gastronomique :
- La construction : assemblage réfléchi d'aliments dans l'espace avec accords ou oppositions dans les couleurs, les textures et les saveurs
- La juxtaposition : assemblage d'aliments dans un même plan, souvent dans des contenants, sans fil conducteur évident entre eux.
Il est bien évident que la
construction demande une réflexion, une maturité assortie de technicité et une
capacité créative certaine. On la retrouve maintenant dans tous les restaurants
haut de gamme où la création des plats est la signature du chef.
Le dégustateur aura la chance
d'être étonné, surpris, charmé. L'œil d'abord par l'harmonie de la
présentation, le jeu des couleurs et des volumes. Bien entendu le chef doit
penser à la stabilité de l'édifice : hors de question que l'assiette arrive en
vrac sur la table du client! Hors de question aussi que le convive ait besoin
d'avoir fait des études poussées ou disposer d'outils spécifiques pour décortiquer
son assiette. Ce dernier aura
envie de goûter chaque élément séparément, puis les associer deux par deux,
trois par trois, tomber sur quelque chose de croquant, être subitement réveillé
par une touche d'acidité, être scotché net par une saveur inédite. Sans doute aussi, bien que cela reste
purement mon avis, devra-t-il savoir identifier ce qu'il a commandé. Je reste
persuadé, quelque soit la créativité du chef et son génie, qu'une noix de Saint
Jacques devrait encore ressembler peu ou prou à une noix de Saint Jacques et en
avoir le goût. La mode n'est plus aux sauces lourdes (à tous les sens du terme)
qui imprimaient leur goût aux aliments qu'elles recouvraient généreusement.
Mais bon, la mode est une chose et un éternel recommencement, peut-être y
reviendrons nous? Alors on se pose la question du bon goût et du mauvais goût,
et tous les goûts ne sont-ils finalement pas dans la nature?
Dans une construction,
l'accompagnement, tel qu'on le nommait à une époque, perd son titre car il fait
maintenant partie intégrante de la création. On le sait tous, le légume relégué
au second plan derrière la viande ou le poisson n'est plus, il passe parfois
même devant, il lui arrive même d'être seul maître à bord. C'est ainsi qu'on
entend encore beaucoup parler « d'aliment noble » ou de
« morceau noble ». Qu'est ce qu'un « aliment noble »?
Personnellement je n'en sais rien. Je trouverais franchement plus noble un
filet de maquereau bien frais juste saisi et arrosé d'un trait d'huile de
sésame et de graines, qu'une cuillère d'un caviar de provenance douteuse qui
n'exprime rien d'autre que le sel. Alors peut être que ce qui est noble est
cher? Auquel cas la définition en devient bien plus évidente mais sûrement bien
moins intéressante.
Il devient donc évident que
n'importe qui ne peut pas s'improviser « constructeur » tant
l'exercice demande connaissance, intuition et souvent... nombreux essais!
Mais une construction peut bien entendu prendre l'apparence d'une juxtaposition dès lors qu'un lien unit les éléments entre eux. J'ai ainsi récemment dégusté au restaurant « Le Chapon fin » de Bordeaux, une juxtaposition construite autour du thème de l'huitre : « Déclinaison autour de l'huître : végétale, frite et en bouillon iodé aux shiitakés ». Alignés en rangs d'oignons dans une assiette rectangulaire : une feuille d'huitre végétale, une huitre en tempura, des champignons shititakés sautés et un bouillon avec une écume iodée. A première vue on se dit : « oh, une juxtaposition, dans un restaurant comme celui là? » Puis on déguste dans l'ordre, sagement, comme une lecture, de la gauche vers la droite : l'huitre végétale est fraîche et iodée, s'en suit la tempura chaude et croustillante. Les shiitakés, boisés, font comme un intermède, puis, l'écume, aérienne et délicate. Un point commun : l'huitre. Des émotions visuelles et gustatives : du chaud, du froid, du croustillant et du fondant. Tout y est : cette juxtaposition était bel et bien une construction. Bravo chef!
Nous pourrions aussi évoquer le
fameux « Petit déjeuner Gascon » de Fabrice Biasiolo d'Astaffort.
Encore un bel exemple de juxtaposition construite qui est entrée dans
l'histoire de la cuisine.
Et enfin le restaurant
« Anaël » de Bordeaux, désormais fermé, mais dont le chef avait la
faculté de construire des juxtapositions particulièrement graphiques à couper
le souffle. Mais il y avait un thème et la logique se retrouvait d'un picorage
à l'autre.
Mais malheureusement toutes les
juxtapositions ne sont pas aussi construites. La juxtaposition reste l'apanage de beaucoup d'amateurs ou du
professionnel qui manque d'assurance, de temps ou d'envie. Elle est facile et
flatteuse... mais... Comment la
reconnaître?
Commencez donc par regardez
« Un dîner presque parfait » sur M6. Il est évident que la plupart
des candidats qui y participent ne le font ni par passion ni avec maîtrise de
la cuisine. Le plaisir de passer à la TV, celui d'organiser une soirée jeu ou
de créer un thème passe souvent bien avant. Le débat n'est pas nouveau, nous
n'y reviendrons pas. Mais, image oblige, le candidat choisit souvent le service
à l'assiette, alors que, sauf erreur de ma part, le règlement ne semble pas l'y
contraindre. Preuve en est, récemment, une candidate qui servait son gigot de
sept heures dans la cocotte et son tian dans la lèchefrite, et quand bien même?
Personnellement je préfère manger un plat bien exécuté servi de la sorte qu'une
juxtaposition flatteuse à l'œil mais approximative... mais bon... D'ailleurs
certains ont su la critiquer sur ce point.
Donc, pour revenir à cette
émission, les entrées, et encore davantage les desserts, sont souvent
l'archétype de la juxtaposition. L'assiette, portée par l'hôte, arrive tant
bien que mal sur la table après que les verrines et autres mini (ou maxi)
contenants qui la composent aient joyeusement valsé (oui, le verre glisse sur
la céramique...). Nous pourrions donc dire que la juxtaposition a la particularité d'être éphémère. De là à
dire qu'elle pourrait même être quantique il n'y a qu'un pas que je franchirai
pas. On m'accuserait encore de cynisme... On y découvre une association de
trois, voire quatre fabrications qui sont à peu près toujours les mêmes :
fondant au chocolat, crème brûlée, tiramisu, verrine de fruits rouges et
crumble. Quel rapport y a-t-il entre ces desserts si ce n'est la mode? Ou le
sucre, peut être? Et alors, est-il forcément nécessaire de créer le rapport me
direz-vous? Non, bien entendu, chacun fait comme il l'entend ; mais les
différences sont telles qu'on peut se demander quelle est la nécessité de
juxtaposer autant d'éléments dont l'opulence s'ajoutant à la confusion est sans
doute loin de servir l'assiette, à fortiori à la fin d'un repas! D'ailleurs la
plupart des candidats ne finissent pas leurs desserts, ce n'est pas moi qui le
dit.
La pâtisserie est un art
difficile, ce n'est pas nouveau. Il me semble ainsi que la multiplication des
fabrications est susceptible de mettre le créateur en difficulté en multipliant
les embûches. Alors pourquoi ne pas rester sur une conception simple? Dans la
même veine, au milieu d'une assiette blanche : un cube du cœur d'un fondant au
chocolat, une boule de glace à la mandarine et des feuilles de menthe
cristallisées... C'est sobre, graphique, construit... et simple à fabriquer.
Mais cela demande un effort conceptuel, on y revient.
Là nous sommes dans le monde des
amateurs et je dois bien reconnaître que la juxtaposition est flatteuse à
l'œil, anti-casse-tête et symbole d'opulence. On a toujours besoin de plaire!
Elle permet aussi facilement d'imiter les pros et faire « comme au
restaurant ». La mode du steak marqué par le grill c'est du passé...
(vieux souvenir d'une pub des années 80). Mais il est évident qu'elle n'est pas l'apanage des non professionnels.
Qui s'y adonne? Les restaurants de chaînes, bien entendu, mais aussi les
brasseries prétendument branchées. Chacun a son « assiette
dégustation », « diligence » ou autre « farandole ».
Sans oublier les tout récents « cafés gourmands » qui n'échappent pas
non plus à la famille des juxtapositions. Leur succès est partout et la raison
en est simple. Encore une fois faire du spectaculaire facile et pas cher. Les
préparations sont souvent celles qui sont servies en plus grand, facilement
surgelables ou dégelables. Le client y trouve aussi son compte, il n'a pas
besoin de choisir et goûte un peu à tout, encore la facilité et à tous les
niveaux.
Ne vous méprenez pas sur mes
intentions, je ne casse pas, j'essaye de comprendre et d'analyser. Si la
formule a un tel succès c'est qu'elle plait. Les raisons sont évidentes, comme
nous venons de le voir, et il m'arrive à moi aussi de commander ces
juxtapositions préfabriquées. C'est comme pour « Un dîner presque
parfait » : je critique mais je regarde! Je n'y trouve toutefois pas mon
compte, mais je recommence... L'humain est bizarrement fait.
Pour clore cette réflexion
(hautement intellectuelle s'il en est) j'aimerais parler d'un petit restaurant
des Pyrénées où il m'arrive de manger depuis plusieurs années en allant au ski.
Son chef était en salle il y a quelques années et a pris depuis peu les
cuisines. Je ne sais s'il est ou non propriétaire ni quelle est sa formation
préalable. Mais le dernier repas que j'y ai fait m'a surpris a plus d'un titre
en associant une juxtaposition en entrée, une présentation classique (et
quelque peu désuète) en plat et une juxtaposition construite en dessert!
Jolie assiette au demeurant pour
démarrer le repas, mais dans la plus pure confusion : une crème brûlée au foie
gras, un dôme de tomates confites et de magret fumé, un roulé de serrano aux
oignons confits et tuile de parmesan et un millefeuille de filo et boudin. Non
que ce n'était pas bon, mais chaque élément était un plat à lui seul, les
saveurs étaient puissantes et sans réel accord.
Ensuite des escargots crémés
avec, dans une assiette à part, l'accompagnement (identique pour tous les
convives) : fagot de haricots verts, carottes sautées et purée de céleri.
Etrange impression d’avoir fait un bon en arrière de 30 ans... Finalement, il
s'agissait là aussi d'une juxtaposition.
Quant au dessert, il s'agissait
d'une juxtaposition construite sur le thème de la pomme. Il associait une
panacotta cardamome-granny, une crème brûlée au calvados sur des pommes
sautées, un sorbet granny, de fines tranches de pomme rouge fraîche et un
caramel de cidre. Le lien était évident et le jeu de couleurs et de textures
était là...
Alors que penser d'un tel repas.
Aucun jugement sévère car pour 25 euros c'était même plutôt bien. Mais y a-t-il
eu plusieurs personnes lors de la conception de la carte? C'est un peu
l'impression que cela donne, chacun amène une pierre à l'édifice ou alors on
rajoute des choses à de vieilles recettes sans prendre le recul nécessaire. J'y
ai retrouvé la plupart des remarques que fait habituellement Gordon Ramsay dans
son émission « Cauchemar en cuisine » sur W9.
Cela me conforte donc dans l'idée
que la cuisine est un art à part entière et que l'opulence n'est pas forcément
synonyme de qualité. Je crois que l'adage « pas plus de trois saveurs dans
un plat » vient de Bernard Loiseau. Il est sans doute parfois restrictif,
mais il devrait nous inciter à une créativité prudente ; à moins que ce ne soit
à une prudence créatrice?
Bon appétit (Bien sûr...) et
ouvrez l'œil!